Avec le Chemin, le "voyage" retrouve son sens originel. Le voyage, terme que l'on emploie encore aujourd'hui abusivement pour décrire un aller-retour en avion, train ou voiture agrémenté d'une semaine de plage ("je part en voyage"), était alors à l'opposé de la conception actuelle. Aujourd'hui c'est la destination qui fait le voyage, avant c'était le déplacement, le mouvement qui représentait la plus grosse part de l'aventure. Il s'agissait souvent de plusieurs jours/semaines de déplacements pour un court séjour à destination. La substance du voyage se trouvait donc dans le voyage et non dans la destination. Ce mouvement, cette démarche volontaire de quitter son foyer, était synonyme de périple, d'incertitude, de danger, mais aussi de rencontres et d'aventures. On ne se déplaçait alors que par nécessité. Avec le chemin de Compostelle on replonge dans le passé, dans cette notion antique du temps et du mouvement. C'est une expérience difficile, et tellement simple en même temps: il s'agit d'aller d'un point A à un point B. Sans raccourci, sans moyen de locomotion, sans confort. Sans billet de train à acheter, sans retard, sans files d'attente, sans valises perdues, sans plein d'essence, sans autoroutes. L'homme reprend possession de son moyen principal de locomotion, son corps. Il marche sur la planète, ronde, perdu au milieu du "tout".
3-4 jours sur le chemin suffisent pour s'exclure complètement de la société civile, pour éradiquer toutes traces de bagage culturel que j'ai pu accumuler en presque 30 ans de vie. C'est fou. Seuls 3 jours de marche pour effacer 30 années d'enseignements religieux, moraux, sociaux et sociétaux. L'âme se retrouve dans une espèce de jungle anarchique où rien n'a plus de sens, à part la qualité des chaussures que j'ai aux pieds, la nourriture, la chaleur humaine, la foi, et surtout, la destination: Santiago. Dans la tête tout est détruit, ou plutôt dé-construit. On ne comprend plus rien, on est perdu. Je laisse toutes les certitudes à la maison pour être ballotté dans un tourbillon de pensées chaotiques. Santiago semble si loin, à des années-lumière. Pendant pratiquement tout le voyage l'exploit semblera impossible. Il m'est inconcevable de marcher 800km à pied quand après seulement 60 km je me sens exténué, que mes pieds lacérés saignent, que mes épaules souffrent. Et puis je réalise que le départ date de seulement 3 jours alors que j'ai l'impression d'avoir quitté le monde il y a 6 mois. C'est effrayant la capacité qu'a l'Homme à sortir du monde. Je commence à cet instant à réaliser qu'à la fin du voyage (si j'y arrive), quelque chose aura changé, rien ne sera plus comme avant. Forcément.
Durant ces premiers jours je découvre les douleurs physiques, les premières joies, vouloir du bien aux gens, fêter autour de litres de vin et avec les autres pèlerins chaque journée passée ensemble et chaque kilomètre avalé qui nous rapprochent du but.
Puis viens la phase de souffrance psychologique et morale. En ce qui me concerne c'est arrivé au 4ème jour, et cela a duré 2-3 jours: Le doute. 800 km, la tâche semble insurmontable. Des kilométres de paysages à digerer, des centaines de pensées qui viennent nous hanter, des dizaines de gens qui se sont livrés et dont je porte le fardeau. Je commence à oublier le pourquoi du pèlerinage, je commence même à douter de l'existence de Dieu, et le doute est la chose la plus dangereuse que l'on puisse rencontrer sur le chemin, c'est l'ennemi de l'Homme. Si on ne le combat pas, on rentre à la maison. Dans cette période, la dé-construction de l'esprit laisse un vide que la foi gangrenée par le doute ne peut plus remplir. Jusqu'à ce que la foi reprenne le dessus. Pendant ces quelques jours; j'ai su ce qu'était le nihilisme. Sans plus aucune règle sociale, sans plus aucune règle morale, sans foi. C'est terrifiant, rien de tout ce qui nous entoure n'a plus de sens. C'est l'anarchie dans sa version la plus extrême. Ce combat contre le doute je l'ai gagné grâce à une rencontre providentielle, à des paroles qui prononcées par quelqu'un d'autre ou à un autre moment n'auraient pas eu de sens, mais c'était exactement celles que je voulais entendre à cet instant.
C'est à partir de ce moment que commence la période la plus belle du pèlerinage, celle de la béatitude. Chaque chose vue nous rappelle l'existence de Dieu. Difficile à expliquer avec des mots, disons que la sensation est de réussir à voir le monde tel qu'il est, alors qu'avant on ne faisait que le percevoir. Avant on voyait un champ de blé baigné par le soleil et on disait "tiens! c'est beau!", on percevait la beauté. Maintenant, ce même champ de blé devient le spectacle le plus éblouissant et vivant jamais vu, et surtout, la beauté n'est pas seulement aperçue, mais vécue. La beauté est nourrissante. C'est une sensation physique qui transperce, il est alors possible de toucher cette beauté. J'ai beaucoup réfléchi sur ce qui c'est passé pendant ces jours, et je crois pouvoir dire (peut-être je me trompe) qu'alors, pendant quelques instants, j'étais conscient de la réalité environnante. J'étais capable de voir les choses pour ce qu'elles sont vraiment, et de leurs donner la juste importance. Cette sensation pendant quelques fragments de secondes de toucher le ciel avec un doigt, d'avoir le Savoir. Mais pas le "savoir" entendu comme science, le savoir comme "connaissance", savoir regarder, être conscient, être omni-conscient. J'ai l'impression que l'Homme n'a jamais mangé la Pomme. C'est la révélation.
Cette phase de béatitude est aussi la phase de la révolte, non pas dans le sens violent du terme, mais dans le sens positif, celui de Camus dans "l'Homme révolté". Le processus est exactement celui décrit par l'auteur: une prise de conscience qui induit à une révolte (positive) contre ce qui nous entoure. Un refus de ce que nous considérons désormais intolérable. Le long du camino frances, parmi les milliers de graffiti encourageant les pèlerins, il y en a un qui m'a particulièrement interpellé: Peregrinos Revolución. C'est dans ce murales que se trouve l'essence même du pèlerinage, la révolte contre une société, un monde, qui en plus d'avoir perdu tout repère, ne laisse plus d'espace à l'esprit, aux choses spirituelles (entendues dans le sens large, et pas forcément ni exclusivement religieuses), une société qui se dit humaniste mais qui pousse l'Homme en dehors de la scène. Qu'y a-t-il de plus révolutionnaire que de voir des centaines de personnes marcher, pendant des semaines, en traversant montagnes et plateaux interminables lavés par le soleil, tout ça dans un but spirituel, sans aucune contrepartie économique ou sociale, sans aucun but rationnel? Les trois-quarts des pèlerins ne sont pas croyants, mais tous ont la même démarche: prendre un peu de temps à consacrer à l'esprit, à l'Homme, à l'Humanité. Avec le Chemin, l'Homme retrouve sa place dans la société qu'il a construite, il revient au centre.
En 30 jours, je suis arrivé à Saint-Jacques-de-Compostelle. L'arrivée, au lieu d'être le point culminant du voyage, a été un choc brutal, un retour violent à notre société qui à l'Homme préfère des matières froides et mortes. Lorsque après 4 semaines de marche, de béatitude et de communion je vois les pèlerins embrasser la statue de l'apôtre, lorsque je vois tous les "marchands du temple", je suis effaré. N'y a-t-il donc rien qui puisse sauver l'humanité? L'Homme trouve toujours le moyen de se mutiler, même à travers la religion. Déçu, j'ai continué ma route sur le Caminho Português, direction Porto. Juste ce qu'il me fallait pour digérer tranquillement et à mon rythme cette expérience.
Aujourd'hui, après un an, il ne me reste pratiquement rien des émotions, des sensations de ce voyage, de la prise de conscience qui m'avait bouleversé à l'époque. Impossible de retrouver ces instants. Mais "pratiquement rien" n'est pas rien. Je le porterai avec moi partout, toujours. Et peut-être qu'un jour l'Homme révolté, le pèlerin qui est en moi, qui est en nous tous, se réveillera à nouveau.
Photos 1: les Pyrénées
Photos 2 (de G à D): les Pyrénées, la cordillère Cantabrique, la Meseta
Video: Mes videos et photos du Chemin, agrémenté d'une petite composition (soyez indulgent...)
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Quelques infos pratique pour ceux qui voudraient se lancer sur le chemin de Saint Jacques:
- De Saint-Jean Pied-de-Port (FR) à Santiago de Compostella (ES), c'est le Camino Francès, le plus connu: 760 km. Plus ou moins 35 jours en marchant tranquillement.
- Sur le Camino Francès il n'y a absolument aucun problème pour dormir. Il y a beaucoup d'auberge de pèlerins (dortoir + douche) de 0 Euro (donativo) à 6 euro maxi.
- Pour bénéficier des auberges il faut avoir une Credential, vous pouvez la demander à Saint Jean ou dans n'importe quelle ville. Elle coûte 2 Euros.
- Beaucoup de gens font le chemin en plusieurs fois. Si vous tenez à avoir la Compostella à l'arrivée il faut tout de même faire les 100 derniers km (les plus encombrés) à pieds. Pour avoir fait depuis une partie du chemin en couple, je vous conseil dans la mesure du possible de partir seul, de marcher seul (les rencontres se font à l'arrivé dans chaque village) et pour la totalité du chemin.
- Certains font le chemin en vélo. Je le déconseille, car on passe ainsi à coté du principal. C'est transformer cette opportunité spirituelle en une aventure exclusivement sportive, et, en tant que cycliste, vous ne serez pas prioritaire dans les auberges
- Le “Camino Frances” est composé à 80% de chemins en terre et de sentiers: l'idéal pour marcher avec plaisir. Attention à certains passages goudronnés qui longent les routes, ils sont dangereux, fatiguants et stressants. Impossible de se perdre sur le Camino frances, le Chemin est extrêmement bien et abondamment balisé (ce qui n'est pas le cas du caminho portugues).
- La mochila, le sac à dos, est fondamental: en aucun cas il ne dois peser plus de 12 kg pour un homme!
- Déroulement de la journée type: lever entre 5-6h, marche jusqu'a 14-15h (on marche beaucoup mieux le matin, c'est impressionnant). puis on lave le linge pour le lendemain et ensuite c'est après-midi au bar du village. On picole sec (le vin étant très calorique ça donne aussi des forces) et pas toujours avec modération, mais les après-midi sont très sympa! vers 21h 22h tout le monde se couche. Pas de panique, en 2 jours on prend le rythme naturellement.
- On peut faire le chemin à n'importe quel age. J'ai vu des enfants de 8-10 ans, et des personnes de 75 ans (un qui était partit depuis 6 mois des Pays bas, l'autre de l'Allemagne). Tout le monde peut le faire, mais il ne faut pas le prendre à la légère, les autels dédiés aux pèlerins morts sur le chemins nous rappellent que le périple peut être dangereux et très épuisant à la longue.Il faut aller à son rythme.
- On traverse deux chaînes de montagnes (les Pyrénées et la Cordillère Cantabrique) et un vaste plateau, la Meseta
- Il y a plusieurs chemins, le camino Frances, camino Portugues, camino del norte etc... Pour continuer jusqu'à Porto il faut prendre le Caminho Portugues à l'envers, c'est 250 km de plus, dans des conditions très difficiles (route goudronné très fréquenté par les camions, chemin mal indiqué car pris à l'envers et peu fréquenté) surtout dans la partie espagnole.
- Socialement, le chemin est très intéressant. Toutes classes confondues (presque), toutes croyances confondues, et tout ce petit monde qui s'entend à merveille.